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LE MANGEUR DE RÊVE
Auteur : Catulle Mendès
Il s’en va par la ville, le menton sur la poitrine, les bras abandonnés. Cinquante ans sans doute. Mais les plus las des quinquagénaires, ceux qu’a le plus exténués, rompus, avilis l’immonde et laborieuse débauche, n’ont pas cette démarche vague, errante, qui chancelle, tâtonne l’air, s’appuie aux murs. Dans ses yeux démesurément ouverts, fixes, dont on ne voit jamais se baisser les paupières, – deux agates jaunes, sans lueur, – il y a l’hébétude nulle des yeux des vieux aveugles. En face de tout ils semblent ne rien voir, morts ; c’est comme la contemplation du néant par le néant. Sa face, d’un jaune lisse, dont la peau très tendue n’a pas un pli vivant, ressemble au visage d’un cadavre que l’on tarde à inhumer, fait songer aussi à une tête de mort, bien vernie. On dirait que médusée, un jour, par quelque épouvantable vision, elle garde éternellement la blême immobilité stupéfaite de la peur. A qui l’interroge, il ne répond jamais ; l’air de ne pas comprendre ; mais il entend, car il tressaille avec le sursaut d’un animal endormi qui reçoit un coup de trique, et il s’éloigne de travers, les mains jointes sous le menton, s’accule dans quelque coin, et s’y resserre, effaré.

Référence : La bibliothèque électronique de Lisieux
Ce livre est au format .htm
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